Le cycle Bormelien - A l'écoute du silence

De deux mots
Choisis le plus silencieux
Entre parler et te taire
Choisis d'écouter
Boris A. Novak

Lorsque les rois se mirent à parler dans la grande salle de pierre bordée de velours, Il se tut. Leurs voix s'élevèrent, grands et majestueux dragons et retombèrent dans une cascade d'or; elles s'entrechoquèrent dans un éclat terrible, pour un grain de sable et un brin d'herbe; puis elles s'abattirent en grondant comme l'orage sur les récoltes des serfs impuissants. Enfin, elles résonnèrent contre l'âme de l'Homme, l'effrayèrent et, sans un mot, il quitta le palais.

Lorsque les prêtres se mirent à parler entre les murs de marbre habillés de soir, Il se tut. Leurs paroles se mêlèrent à l'encens brûlant, ennivrant les âmes des fidèles; brusquement, elle se jetèrent les unes contre les autres, s'affrontant sans fin, réduisant au silence les avis contraires comme autant d'ennemis de la Vérité; puis elles cinglèrent les épaules des pécheurs et brûlèrent le coeur des païens. Elles psalmodièrent pour l'âme de l'Homme sans parvenir à le convaincre et, sans un mot, Il quitta le temple.

Lorsque les sages se mirent à parler dans la maison de bois tapissée de lin, Il se tut. Leurs phrases trop longues délièrent pour mieux lier l'esprit des disciples; elles s'unirent puis se déchirèrent sans le silence d'une virgule; elles étourdirent les initiés, lassèrent les autres; elles raillèrent l'or des rois mais turent le leur. Enfin, elles se heurtèrent à l'âme de l'Homme, l'ennuyèrent et, sans un mot, il quitta leur cabane.

L'Homme voulut écouter le monde, alors Il s'assit sous le ciel noir et attendit. D'abord la terre se fendit dans un grognement royal et sourd; sa crinière sécha puis tomba mais Il resta sur la colline à présent nue. Dans un divin miracle, les flots mugissants recouvrirent la plain et un arbre mourut, trop loin de sa forêt, mordu par un serpent blanc. Les montagnes s'écroulèrent, minées par un flot souterrain. Mais le Monde n'avait pas dit un mot. Un souffle glacial se mit à souffler, serrant le coeur de l'Homme, mais ce n'était pas la voix du monde. Le ciel tonna une dernière fois et, lorsque tout fut à nouveau calme, le monde se mit à parler et Il l'écouta. Quand le monde eut fini de parler, Il se leva et, sans un mot, retourna vers la ville.

Lorsque l'Homme se mit à parler sur la place du marché, tous se turent. Sa voix s'envola doucement, portée par une brise légèren; elle ruissela dans le coeur assoiffé des hommes; d'un mot elle conquit l'amitié que l'or n'avait pu acheter, d'un autre elle purifia les esprits embrumés par l'encens, d'un dernier enfin elle ferma les bouches et ouvrit les yeux. Quand l'Homme eut fini de parler, Il s'en alla sans un mot; alors tous s'assirent et écoutèrent parler le monde.