Le cycle Bormelien - Mensonge ou vérité ?

19h55, je suis en train de taper un article sur Edgar Allan Poe, la sonette d'entrée retentit. Mais qui peut bien sonner à une heure pareille ? Ami ou ennemi ?

Bof, ma soeur va sûrement descendre, même si pour le moment je n'entend que le rythme régulier des percussions de son cd... a-t-elle seulement entendu ? Deuxième coup de sonnette, ça commence à bien faire, comme c'est bientôt mon anniversaire, c'est peut-être mon parrain ou ma marraine, qui sait vraiment ? Non, un type basané, encore quelqu'un qui vient demander de l'argent... Avant que vous ne me traitiez de xénophobe ou de je-ne-sais quoi, sachez que notre vie de famille est régulièrement interrompue par de longs et stridents coups de sonettes qui amènent avec eux des types basanés venus demander de l'argent à ma mère, pasteur. Le type parle français (c'est déjà mieux que la plupart des autres), ou à peu près (je ne suis pas certaine, un accent terrible déforme tout ce qu'il dit).

Il me raconte qu'il est à moitié Espagnol, qu'il vient de vendre sa voiture, qu'il habite à Lausanne et qu'il lui faut le prix du billet de train pour rentrer chez lui. Jusque-là, c'est plutôt le schéma classique (quoique l'histoire de la voiture on me l'avait encore jamais faite), quand tout à coup, le type éclate en sanglots, juste là, devant moi.
Alors que déjà j'ai de la peine à voir pleurer les gens, mais quelqu'un que je connais pas, qui commence à pleurer comme ça, avec un regard desespéré.

Je lui ai demandé de patienter, que j'allais faire ce que je pouvais (avant cela j'avais déjà essayé de le renvoyer plus de cinq fois, mais sans succès), je suis remontée en courant, ai expliqué, la voix coupée, de quoi il s'agissait à ma soeur, ai tenté (sans succès) d'atteindre ma mère et trois de ses collègues, mais personne ne répondait. Au bout de dix minutes, de quinze appels sans réponses, effondrée, je me suis tournée vers ma soeur : "Mais qu'est-ce qu'on va faire ?" J'avoue que je n'avais pas le coeur à laisser ce pauvre gars dehors... et si son histoire était vraie ? S'il avait déjà passé deux heures à faire du stop au bord de la route ? Il était là, dans la nuit et le froid, à me regarder d'un air suppliant. Un air que j'ai vu bien des fois, mais jamais pareil à celui-là, dans mon rectangle de lumière artificielle, je me suis un instant dit que, si j'avais eu une voiture et mon permis je l'aurais reconduit, mais en fait, j'aurais sans doute fermé la porte, comme une adulte, trop préoccupée par moi, mon temps, mon bonheur personnel. L'insistance avec laquelle il restait devant cette porte ouverte était pour moi un gage de sa sincérité en cet instant, mais en aurais-je tenu compte plus tard, l'aurais-je même remarqué, je ne sais pas

Mensonge ou vérité, je ne sais pas, je ne sais toujours pas mais j'ai une sensation bizarre dans le ventre, comme après une chute libre. Ce soir peut-être que je me suis fait rouler, peut-être pas, j'espère sincèrement que non, mais ce soir j'aurai vu, j'aurai entendu et j'aurai senti, peut-être n'aurai-je vu, entendu et senti qu'un mensonge, mais pendant un instant, une seconde, ce mensonge était vérité et j'étais humaine....

EDIT : 4 mai 2007
J'ai recroisé l'homme, cinq semaines plus tard en prenant le bus, je n'ai rien dit et lui non plus, mais je sais qu'il m'a reconnu et sans doute est-ce pour ça qu'il a préféré la marche à pied bien que ledit bus n'ait pas été bondé et qu'il pleuvait. Je ne lui en veux pas d'avoir menti, ce pour quoi je lui en veux, c'est que la prochaine fois je dirai non parce que je n'aurai plus confiance et que, peut-être, je refuserai de l'aide à quelqu'un qui lui en aurait vraiment besoin.